PROJET DE LOI 96 — JUSTIFIÉ OÙ NON?

Grey Casgrain s.e.n.c.
6 min readJul 30, 2021

Par : Julius H. Grey, avocat constitutionnaliste

La loi 96 est-elle justifiée? Ses promoteurs invoquent comme but la préservation du français pour les générations qui nous suivent. C’est en principe un but raisonnable et louable mais en soi il ne suffit pas. Il faut poser trois questions afin de déterminer si le projet de loi est justifiable

1) Le français est-il vraiment en danger?

2) Les mesures proposées pourraient-elles aider le français, présumant qu’un tel danger existe?

3) Les effets néfastes de la loi sont-ils acceptables dans les circonstances actuelles?

LE FRANÇAIS EST — IL VRAIMENT EN DANGER?

Il est devenu un mantra dans les milieux nationalistes d’affirmer que le français est en danger et que la loi 101 a échoué à empêcher son déclin. Certes, l’anglais est devenue la langue dominante à travers le monde et rien ne peut remédier à cela du moins à court terme, mais où sont les signes de la déchéance du français chez-nous?

Les affiches bilingues, l’utilisation de l’anglais par les citoyens qui cherchent à obtenir des services publiques, et l’utilisation de l’anglais à côté du français ne peuvent jamais servir de preuve du déclin. On oublie que Montréal est une ville bilingue depuis deux siècles, que Montréal a déjà été majoritairement anglaise, et que Montréal est un centre international de commerce et de technologie ce qui requiert la présence de l’anglais.

Ceux qui ont l’âge de se souvenir des débuts de la révolution tranquille pourront nous entretenir sur l’affichage commercial totalement en anglais, sur l’absorption de presque tous les immigrants dans les écoles anglaises et d’un centre-ville où il était difficile de se faire servir en français. Décidément, par tous ces standards, la loi 101 est un succès retentissant et cela même sans parler du rayonnement de la culture québécoise à travers le monde.

Quartier Chinois, Montréal

On nous dira que les immigrants, qui sont essentiels pour notre développement économique, ne font pas de transfert linguistique vers le français en nombre suffisant. C’est faux. Les immigrants fréquentent l’école française et ils apprennent et utilisent le français. Bien sûr, à l’instar des francophones, ils apprennent aussi l’anglais. Tous ceux qui veulent vivre au Québec, peu importe leur origine, se doivent de maîtriser les deux langues tant pour leur carrière que pour leur épanouissement culturel en Amérique. Il est vrai que la première génération des immigrants demeurent distincts de la majorité francophone ou des anglo-québécois, mais la fusion prend toujours un certain temps et il est à noter qu’au Canada anglais, où il n’y a pas de débats linguistiques, les immigrants demeurent distincts aussi, en partie à cause de l’idéologie de multiculturalisme que le Québec à juste titre, ne partage pas.

Souvent les hérauts du déclin se lamentent que le pourcentage des gens qui parlent français à la maison a légèrement diminué. Ce phénomène est naturel dans un pays d’immigration et il est à noter que l’anglais est aussi moins souvent utilisé à la maison. De plus, il est indéniable que les anglophones ont perdu beaucoup de leur poids démographique. En effet, il est illogique pour les nationalistes de vouloir couper le nombre d’institutions bilingues sous prétexte qu’elles ne desservent plus une majorité d’anglophones et en même temps de prédire la chute du français.

Un bref aperçu de l’histoire moderne confirme d’emblée l’absence de danger existentiel pour le français. En effet, on ne peut trouver aucun exemple de la disparition d’une langue majoritaire sur un territoire un système scolaire gratuit et obligatoire était en place dans cette langue. C’est le cas au Québec. L’implantation d’un système dans une autre langue peut effectivement nuire à une langue. A titre d’exemple, la Loi sur l’éducation anglaise de 1857, qui a mis en place un réseau d’écoles de langue anglaise en Angleterre, a porté un coup dur à la langue galloise. C’est à peu près ce qui est arrivé au Manitoba et en Ontario après l’abolition des écoles françaises. Il est donc évident que la Loi 101 de 1977 était justifiée et nécessaire et que la liberté de choix n’est pas envisageable. Par contre, l’explication donnée pour l’adoption de la loi 96 est basée sur une crainte imaginaire qui ne pourra jamais se réaliser.

Bien que ceci suffise pour démontrer l’inutilité du projet de loi, nous allons examiner les deux autres questions pour ceux qui ne sont pas convaincus que le français est en sécurité comme langue majoritaire.

SI ON PRÉSUMAIT QU’UN DANGER EXISTE, LES MESURES PROPOSEES POURRAIENT-ELLES AIDER LE FRANÇAIS?

Si, à l’instar de beaucoup de québécois, on présumait qu’il y a danger ne serait-ce qu’à cause de la position dominante de l’anglais dans le monde, la loi ne serait justifiée que si elle était susceptible de remédier à la situation. Cependant, il n’y a aucun lien entre les dispositions de la loi et la santé du français chez nous.

Le résultat le plus marquant de cette loi sera la diminution des services offerts en anglais par le secteur public. Nous savons déjà que tant les anglophones que les allophones apprennent le français même s’ils ne l’adoptent pas toujours comme langue au domicile. Donc la loi n’augmentera pas le nombre des citoyens capables de parler français. Elle pourra nuire à certains immigrants récents et aux visiteurs dans leurs relations avec le secteur public, mais elle n’aura aucun effet sur l’intégration. Par contre, elle réduira la liberté des citoyens. Être francophone ou anglophone n’est pas une condition sociale immuable et uniforme. Certains vont préférer les services de santé en anglais mais d’autres services en français. D’aucuns seront plus anglophones ou francophones dans des étapes différentes de leur vie. Tout le monde, incluant les francophones bilingues, sera appauvri par un unilinguisme inflexible au sein du secteur public.

Les restrictions sur l’utilisation de l’anglais dans le système judiciaire sont vraisemblablement inconstitutionnelles, mais de toute façon elles ne protègent aucunement le français qui peut déjà être utilisé en tout temps.

Seuls les articles sur l’enseignement du français pourraient être utiles. C’est clairement la voie qu’il faut emprunter — la promotion non seulement de la langue, mais aussi de la littérature et de la culture qui n’ont plus la place qu’elles méritent dans nos écoles. C’est sur cela et non pas sur les restrictions des services en anglais qu’il faut dépenser nos ressources.

LES EFFETS NÉFASTES DE LA LOI SONT ILS ACCEPTABLES DANS LES CIRCONSTANCES?

Quand une loi produit des effets néfastes, il faut les mettre en balance avec les effets bénéfiques pour déterminer si l’ensemble en vaut la peine. Dans le cas qui nous occupe, les effets néfastes sont sérieux.

Commençons par la création d’une vaste bureaucratie blindée par des clauses d’immunité avec des pouvoirs sans limite ou réserve d’inspection et d’invasion des espaces privés. Dans plusieurs domaines, le Québec, qui n’a jamais été un état policier, devient un état-inspecteur avec de telles violations des droits et libertés. Ceci est particulièrement dangereux pour une loi qui invoque explicitement la clause dérogatoire.

L’expérience de la Loi sur la laïcité nous démontre que lorsque le gouvernement décide qu’une loi est importante, il refuse de permettre l’application de la Charte. Pourtant, le but de la Charte est précisément de protéger l’individu contre les majorités et les autorités! Manifestement, le Québec a décidé de mettre les garanties constitutionnelles en arrière-plan.

Un autre effet néfaste et particulièrement regrettable de cette loi est le découragement du bilinguisme. Il s’agit d’une injustice surtout envers les francophones qui ne pourront pas trouver de place dans les Cégep anglais, alors que les anglophones continueront à jouir du choix. Aussi, la connaissance de l’anglais ne sera plus un atout dans la recherche d’emploi, privilégiant ceux qui n’auront pas pris la peine de l’apprendre. Non seulement l’anglais est-il essentiel dans tout emploi à Montréal qui nécessite un contact avec le public, mais c’est un outil essentiel pour comprendre le monde moderne. D’ailleurs, l’apprentissage d’une deuxième langue fait partie d’une bonne éducation autant que les mathématiques et les sciences. Pourquoi récompenser les moins instruits? Les Québécois ont la chance de pouvoir maîtriser deux des grandes langues et cultures du monde. C’est de l’obscurantisme que de vouloir freiner leur essor. Il faut plutôt faciliter l’enseignement de haute qualité dans les deux langues.

Finalement, il est odieux de créer des classes des citoyens- francophones, anglophones historiques, anglophones « non historiques », allophones. La loi 101 a reconnu des droits acquis, mais n’a jamais défini des statuts linguistiques. Dans les pays de démocratie libérale, les identités relèvent des choix individuels et non pas des décrets étatiques. Pourtant, la loi 96 tourne le dos à ce principe.

Étant donné la faiblesse des arguments en faveur du projet de loi, la présence de désavantages majeurs devrait nous amener à abandonner totalement ce projet de réforme.

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Grey Casgrain s.e.n.c.

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